Le Mystère François
En feuilleton une analyse des réformes que va mener le pape François...
Benoît ouvre le jeu - Entretien avec Monseigneur Carpegna
- Vous avez réussi.
- Oui, nous avons réussi.
- À la seconde tentative, en fait.
- Oui, en 2005 cela n’avait pas été possible.
- Comme quoi, dans notre Église, il faut être patient…
- À qui le dites-vous !
Silence.
- Comment cela s’est-il passé ?
- Comme toujours, avec une bonne dose d’un réalisme assez trivial et un zeste d’Esprit Saint.
- Commençons par le réalisme trivial, on verra pour le zeste plus tard.
- Je vous reconnais bien là. Souci de la réalité et en même temps acceptation du fait que, dans les affaires humaines, il y a des éléments qui nous échappent.
- Ce n’est pas de moi qu’il s’agit aujourd’hui ; revenons plutôt à nos moutons, s’il vous plaît.
- Bien, le réalisme trivial d’abord. Nous avons bénéficié d’une conjonction favorable cette fois-ci. D’abord l’inimitié entre Sodano et Bertone…
- J’aime bien le mot inimitié, il est délicat, alors que la réalité ne l’est pas…
- Ne m’interrompez pas, sinon nous n’y arriverons jamais. Disons, pour être factuel, que s’il y en a deux qui ne s’aimaient pas, et s’aiment encore moins aujourd’hui, au Vatican, c’est bien ces deux-là : le cardinal Sodano et le cardinal Bertone.
*
Ces deux cardinaux se sont succédés au poste de Secrétaire d’État. Équivalent du premier ministre d’un souverain absolu qu’est le pape.
Le premier, Sodano, a occupé la fonction de 1991 à 2006. Le second, Bertone, a pris sa suite et a été remplacé par Paolin le 15 octobre 2013.
Le premier a été nonce dans les années de 1977 à 1988 au Chili, y démontrant une indulgence toute diplomatique, coupable à mes yeux, à l’égard du régime dictatorial en place. Le second a été le plus proche collaborateur de Benoît XVI de 1995 à 2002, alors que celui-ci était Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
*
Carpegna reprit :
- Sodano tenait d’une main de fer la curie et faisait écran entre celle-ci et le pape. Bertone était taxé d’avoir laissé s’installer le désordre dans cette même curie : fuites, vol de documents par le majordome du pape, incapacité à imposer son autorité sur les différents services du Vatican… Toutes choses qui font désordre même dans notre petit milieu habile à cacher la poussière sous les tapis. L’un et l’autre occupaient une position stratégique au moment de la renonciation de Benoît XVI.
- Il faudra que nous y revenions à cette démission, l’interrompis-je.
- Quand vous voudrez. Toujours est-il qu’au moment de la renonciation de notre pape émérite…
- Émérite, ne pus-je m’empêcher de l’interrompre, toujours ce vocabulaire, vous ne pourriez pas dire simplement « à la retraite » ?
Carpegna ignora superbement mon intervention et continua :
- Rappelez-vous qu’au moment de l’annonce de la renonciation de Benoît XVI, qui date du 11 février 2013 avec une prise d’effet à la fin du même mois, Sodano est doyen du collège des cardinaux et, comme tel, chargé de l’organisation des réunions précédant le conclave, qu’on appelle les « congrégations ». Bertone est camerlingue et, comme tel, chargé de l’administration des biens du Saint-Siège entre la renonciation ou la mort d’un pape et l’élection de son successeur. Le titulaire de chacune des deux fonctions est conduit à collaborer étroitement avec l’autre.
» En fait de collaboration étroite, ils vont se déchirer et, ce faisant, ôter toute chance à un cardinal italien de succéder à Benoît XVI. Nous allions en profiter. De deux manières. La première : comme vous le savez, les cardinaux de la curie…
- Peut-être pouvez-vous vous éviter la peine de dire à tout bout de champ « comme vous le savez ». En général, en effet, je sais pas mal de choses sur ce qui se passe dans les couloirs.
- Le cardinal, n’est-ce pas ? Vous avez eu un bon guide.
- Le cardinal en effet, mais pas que lui.
- Je disais donc que les cardinaux de la curie (pas tous italiens, bien sûr, mais fortement italianisés) et les cardinaux italiens avaient l’habitude dans les élections précédentes de désigner en leur sein un candidat qu’ils soutiendraient quasi unanimement. Ce vote en bloc, objet d’âpres négociations, permettait une sorte de primaire. Celui qui en sortait vainqueur bénéficiait automatiquement d’une minorité de blocage (située à hauteur de quarante suffrages), laquelle empêchait un autre candidat d’atteindre, sans leur consentement, la majorité des deux tiers pour être élu.
» Lors du pré-conclave, les choses ne se passèrent pas ainsi. Le contentieux entre Sodano et Bertone était si lourd que ce bloc, d’habitude soudé, malgré toutes les arrière-pensées et tous les marchandages que l’on imagine, ne se constitua pas et perdit toute influence sur le déroulement des événements.
- Donc, d’abord la mésentente entre deux cardinaux les plus influents, et ensuite la bisbille italienne.
- Oui, mais cela n’aurait peut-être pas suffi. Les cardinaux non italiens résidentiels, c’est à dire, comme vous le savez… Pardon, je vais essayer de me débarrasser de ce tic de langage. Les cardinaux en charge d’un diocèse avaient accumulé les griefs contre la centralisation excessive de la curie qui se permettait de les traiter comme des petits garçons en culottes courtes, ce qui, pour de vieux messieurs en robe rouge, était insupportable.
» D’ailleurs, François, peu de temps après son élection, déclara que la Curie, si elle n'est pas elle-même une cour, abrite des « courtisans », en ajoutant que les chefs de l’Église ont souvent été « narcissiques, aimant les flatteries et excités de façon négative par leurs courtisans ». Et toujours fidèle à son franc-parler, il conclut que « la Cour est la lèpre de la papauté ».
- Un facteur s’ajoutait aux précédents, dis-je alors. À savoir, les scandales qui se multipliaient au Vatican depuis des décennies (couverture des abus sexuels, blanchiment d’argent via l’Institut des Œuvres de Religion – la fameuse IOR), la surveillance soupçonneuse à l’égard de certains théologiens, l’arrogance masquée sous une exquise et hypocrite courtoisie des fonctionnaires du Vatican, avaient atteint un seuil d’exaspération insoupçonné sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI.
- Vous avez raison. Ces trois facteurs se conjuguèrent pour pousser les cardinaux résidentiels non italiens à décider que trop c’était trop, et qu’il fallait changer ce système à l’évidence à bout de souffle.
- Ils renvoyèrent donc dos à dos Sodano et Bertone, s’affranchissant une fois pour toutes – je l’espère – de la tutelle de la curie et des cardinaux italiens. Alors qu’au conclave précédent, on leur avait servi Benoît XVI sur un plateau, n’est-ce pas ?
- Disons que les circonstances de la mort de Jean-Paul II ne nous avaient pas permis de peser de notre poids et d’exercer l’influence que nous avons mise en œuvre en mars 2013.
- Vous voulez dire que vous vous étiez renforcés durant le pontificat de Ratzinger ?
- Oui, à l’évidence, même si nous avons été surpris par la renonciation du pape allemand.
- Il osa, grâces lui en soient rendues. Il osa briser un tabou qui aurait pu être brisé avant, notamment par son prédécesseur, Jean-Paul II, si celui-ci n’avait pas été instrumentalisé par son entourage proche : le cardinal Secrétaire d’État Sodano et son secrétaire particulier, l’archevêque Dziwisz.
Carpegna opina :
- Quand un pape devient faible, c’est le cercle rapproché qui devient fort. Déjà, quand le pape polonais était en bonne santé, cet entourage avait pris l’habitude de filtrer les informations qui parviennent sans cesse au Vatican. Quand le pape devint malade, les décisions furent prises par un petit groupe qui y avait tout intérêt.
- Quelles étaient les motivations de Benoît XVI quand il prit sa décision de renoncer à sa mission ?
- Sans doute, le fait qu’il avait assisté aux premières loges à la lente dégradation de son prédécesseur et qu’il avait jugé que ce n’était pas bon pour le gouvernement de l’Église. Sans doute aussi, le fait d’une fatigue grandissante renforcée par les épreuves des derniers mois : désorganisation à la curie, scandales financiers, auxquels il s’était attaqué avec un succès mitigé, vol de papiers personnels sur sa propre table de travail par son majordome, vous les avez évoqués, etc., etc. Toutes choses bien connues, aujourd’hui…
J’ajoutai :
- Des horribili anni, aurait dit la reine d’Angleterre, compatissante, qui avait connu elle-même une accumulation d’épreuves en 1992 : l’incendie de son château, la séparation de son fils Charles d’avec Diana, de son autre fils avec Sarah Ferguson, et de sa sœur Anne avec Mark Phillips. L’année 2012 fut une annus horribilis pour Benoît XVI.
- À vrai dire, cette comparaison ne m’était pas venue à l’esprit, mais peut-être êtes-vous plus familier que moi de ces sujets, me répondit Carpegna, moqueur.
- Mais vous êtes d’accord, insistai-je, pour juger qu’en prenant cette décision de renoncer à sa mission, Benoît XVI rendit un immense service à l’Église. Service qui aura des effets immédiats et des effets dont on découvrira les traces dans le futur.
- Le premier effet, immédiat, fut que sa renonciation donna le temps aux cardinaux de réfléchir posément aux besoins de l’Église, sans être influencés par l’émotion due à la mort d’un prédécesseur comme cela avait été le cas avec Jean-Paul II. Les cardinaux étrangers purent faire entendre leurs voix avant que les italiens et la curie, pris par surprise, puissent verrouiller le processus du choix du nouveau pape.
» Le deuxième effet immédiat fut que cette renonciation ouvrit le champ des possibles qui n’avaient pu se réaliser huit ans auparavant.
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L’effet à long terme, ajoutai-je in petto, le plus important, sera de mettre une distance saine entre l’homme et la fonction qui lui est confiée. La sacralisation excessive des responsabilités dans l’Église empêche celle-ci d’être bien gouvernée.
La papolatrie, défaut récurrent de certains fidèles, en a pris un sacré coup : ce ne pouvait être qu’un pape lui-même qui prenne l’initiative de briser un tabou inscrit dans les gènes catholiques depuis le moyen-âge.
Cette mise à distance entre l’homme et la fonction dans l’Église, initialisée au plus haut de l’échelle hiérarchique, subira, cahin-caha, les lois physiques de la pesanteur ; elle descendra naturellement les échelons de la structure de l’Église : cardinaux, archevêques, évêques, monsignori, curés…
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- Et ce fut le rival de Ratzinger au conclave 2005 qui fut élu, repris-je.
- Bergoglio n’a jamais été le rival de Benoît XVI, me corrigea immédiatement Carpegna.
- Peut-être, peut-être, mais il a pris tellement de soin au début de son pontificat à faire référence à son prédécesseur que cela en devenait touchant de jésuitisme…
- Je vous laisse la responsabilité de cette affirmation…
- Bon, je vous accorde que Jorge Bergoglio n’a pas été rival au sens propre du terme de Joseph Ratzinger au conclave de 2005. Personne de normalement constitué et sain d’esprit, à notre époque, ne peut désirer être élu pape. Ni Joseph Ratzinger, ni Jorge Bergoglio. C’est la grande supériorité morale des papes à l’égard des politiques.
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Je pris un temps d’arrêt dans cet échange, me remémorant une conversation avec le cardinal, près de neuf ans auparavant. Nous évoquions la possibilité d’un pape d’Amérique latine aux racines européennes, et nous citions le cardinal Bergoglio. Le cardinal me racontait ce fameux conclave de 2005.
Au premier scrutin, le 18 avril 2005 dans la soirée, Josef Ratzinger obtint environ quarante-cinq voix. Arrivaient derrière lui Carlo Martini et Jorge Bergoglio (tous deux jésuites) avec une dizaine de voix chacun. L’enseignement du premier tour de ce lundi soir était simple. D’abord, les cardinaux savaient que Martini était dans l’incapacité physique d’accepter une éventuelle élection au trône de Saint-Pierre, et décidaient de ne pas voter pour lui pour éviter un vote inutile, ce qui expliquait son petit nombre de suffrages. Ensuite, Ratzinger était le seul à bénéficier du soutien d’un groupe organisé.
Et je cite mot pour mot ce que me confia le cardinal : « le lendemain, Ratzinger recueillait soixante-cinq voix. Bergoglio faisait une percée significative avec trente-cinq votes. Ce point est à garder en mémoire pour le futur, au cas où le pontificat de Benoît XVI ne durerait pas longtemps. En effet, Jose Mario Bergoglio n’a que soixante huit ans. »
Le cardinal se révélait bon prophète.
Notre échange de 2005 se poursuivit à peu près ainsi. Le cardinal me raconta qu’au deuxième tour, Ratzinger possédait déjà près de deux fois plus de voix que son plus proche concurrent, Bergoglio. Chacun pensait que le troisième tour allait suffire. Contrairement à ce pronostic, Ratzinger manqua l’élection de cinq voix, à soixante-douze. Bergoglio en obtint 40.
Il est très important de comprendre ces chiffres car l’arithmétique pouvait bloquer l’élection de Ratzinger. En effet, si les quarante voix de Bergoglio s’étaient maintenues dans les tours suivants, Ratzinger n’aurait pas pu obtenir la majorité des deux tiers requise pendant les trente-trois premiers tours de scrutin.
La situation se dénoua grâce à la décision de Bergoglio de se retirer de la course. Certains cardinaux qui avaient apporté leur suffrage à Bergoglio suivirent la décision du cardinal argentin : une quinzaine d’entre eux votèrent pour le cardinal allemand au premier tour de l’après-midi. Ratzinger devint Benoît XVI.
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Je sortis de mes souvenirs pour demander à mon interlocuteur qui bien entendu savait déjà tout cela :
- Étrange tout de même que Bergoglio qui s’était volontairement retiré de la course en 2005 ait été élu en 2013.
Carpegna me répondit :
- Je ne peux que vous répondre ce que nous disions tout à l’heure : « une bonne dose de réalités assez triviales et un zeste d’Esprit Saint ». Et, je le répète, nous avions eu le temps de nous organiser.
- En 2013, fis-je remarquer, il a suffi de cinq tours de scrutin. Le nom de Bergoglio faisait l’objet d’un fort soutien dès le début : il fut élu avec 90 voix sur 115, alors qu’il lui suffisait d’en obtenir 77. Comment expliquez-vous ce score et cette rapidité ?
- Bergoglio, comme beaucoup de cardinaux, prit la parole lors du pré-conclave. Ses propos retinrent l’attention. En gros, il déclara que l’Église est appelée à sortir d’elle-même et que, quand elle ne le fait pas, elle devient narcissique et tombe malade. Il ajouta que le pire qui puisse arriver à l’Église c’est de céder à la « mondanité spirituelle ».
» Il conclut avec cette phrase : le prochain pape devrait être un homme, enraciné dans une forte spiritualité, qui aide l’Église à sortir d’elle-même pour aller vers les périphéries de l’existence humaine.
- Bref, fis-je observer, sans le dire mais tout en le disant, il déclarait qu’il fallait prendre un virage à cent quatre vingt degrés par rapport à ce qui s’était passé dans les années précédentes.
- Je ne dirais pas cent quatre vingt degrés, plutôt une série d’inflexions successives…
Le lecteur l’aura compris : mon interlocuteur était un ancien nonce formé à l’Académie Pontificale Ecclésiastique, pépinière des diplomates de l’Église.
- Est-il vrai que Bergoglio aurait déclaré à un de ses proches qu’avec Benoît XVI, retiré dans les jardins du Vatican, il se trouvait comme avec un grand-père à la maison ?
- Oui, je crois que c’est vrai.
- Irrespectueux, non ?
- Non, seulement sud-américain.
Là, je me tins coi un moment. Et je me rendis compte que notre culture européenne, surtout la sous-culture vaticane, nous avait tellement imprégnés que nous n’étions plus capables de comprendre le langage des autres cultures. Dans ce cas précis, du fait qu’en Europe les familles ne recueillent pas les générations âgées dans leur maison, contrairement aux Africains par exemple, nous ne sommes plus capables d’apprécier la sagesse des anciens. François, lui, déclarait seulement qu’un grand père était un réservoir d’expérience et de sagesse où il irait puiser de temps à autre.
Il faudra du temps pour nous débarrasser de cet européocentrisme.